Ken Sortais/Océane Ragoucy

« Ken Sortais – Envoutement dans le 93 », conversation avec Ken Sortais et Océane Ragoucy

Depuis qu’il vit dans le 93, Ken Sortais a été « envouté  » par le territoire qui lui a ouvert la porte de nouvelles inventions artistiques. Sa pratique sculpturale entre alchimie et réactivation de mythes anciens n’est pas sans rappeler le musicien Marsyas qu’Apollon

dépouilla de sa peau puis suspendit à une branche ainsi transformée en outre animée. Le théoricien Stéphane Dumas trouve dans cette fable le modèle du processus créateur de l’artiste qui s’écorche. Ken Sortais prélève les formes de la ville, recouvre et « empreinte ». Ici, ce serait plutôt la ville qui s’écorche symboliquement, « retourne sa peau afin d’en offrir l’épaisseur, la chair, comme médium de nos représentations du monde ». 

OR : Qui es-tu Ken Sortais ? 

KS : Si atroce dionysien, présentement possédé par le mystique Denis sur le mont mercure.

OR : La formule est un peu mystérieuse mais elle fait en réalité écho à deux de tes projets  » Les pérégrinations de si atroce » l’année dernière mais aussi à l’œuvre sur laquelle tu travailles pour l’exposition collective « Seine Saint Denis Style » à la Cité des Arts. D’où vient cette expression « Si Atroce » ?

KS : Mon exposition à la galerie Celal, « Les pérégrinations de si atroce », est un éloge à la pensée extra-sensible et visionnaire de trois artistes magiciens, Fulcanelli*, Dario Argento et Goya. Au travers des dimensions alchimiques, cinématographiques et picturales de leur univers respectif, ces artistes ont considérablement déformé ma perception du monde tout en générant la dynamique de production des œuvres présentées à la galerie Celal.

Si atroce est une forme d’anacyclique* découlant de Sortais. D’ailleurs, mon intérêt pour l’argot et plus récemment pour la langue des oiseaux se nourrit copieusement de la pensée de Fulcanelli dans « Le mystère des cathédrales ». L’auteur s’exprime en ces mots :

« De nos jours encore, les humbles, les misérables, les méprisés, les insoumis avides de liberté et d’indépendance, les proscrits, les errants et les nomades parlent l’argot, ce dialecte maudit, banni de la haute société, des nobles qui le sont si peu, des bourgeois repus et bien-pensants, vautrés dans l’hermine de leur ignorance et de leur fatuité. L’argot reste le langage d’une minorité d’individus vivant en dehors des lois reçues, des conventions, des usages, du protocole, auxquels on applique l’épithète de voyous, c’est-à-dire de voyants, et celle, plus expressive encore, de Fils ou Enfants du soleil. »

Avec quelques amis adeptes du pal-indrome, nous manions un verlan personnifié imprégné de javanais. En une situation donnée, ce langage codé peut garantir l’exclusivité de notre conversation.

OR : La pièce que tu prépares pour l’exposition Seine Saint-Denis Style fait référence à l’histoire mythologique et historique d’un lieu. Ce ont des données auxquelles tu es attentif habituellement ? 

KS : Oui, et le déclencheur est « 93 » à la STRAAT galerie en septembre dernier à Marseille. Pour cette exposition, j’ai engagé un processus de travail qui tire sa substance de la ville et se matérialise par le moule et l’empreinte « sur le vif » dans l’espace public. Des traces sur le sol aux visages angéliques des bas-reliefs de la basilique de Saint-Denis, j’envisage mon environnement comme un ensemble de formes disponibles. En ce sens, ce geste invoque inévitablement le contexte historique, voire mythologique de la zone de prélèvement.

Pour le projet Seine Saint-Denis Style (en collaboration avec Rebekka Deubner), nous nous sommes intéressés à Saint-Denis selon la légende chrétienne. De sa décapitation sur la butte Montmartre à son pèlerinage vers la pieuse Catulla, notre installation est une relecture allégorique de cet épisode céphalophorique*.

OR : Nous avons beaucoup entendu à travers le rap des années 90 ainsi que dans le graffiti et la danse une revendication d’appartenance au 93. Cela s’est prolongé jusqu’à aujourd’hui, à tel point que la Seine Saint-Denis, du moins dans les musiques actuelles, est une sorte d’estampille. On peut d’ailleurs y identifier « une marque de fabrique ».Qu’est-ce que le Seine Saint-Denis Style à ton avis ? Tu habites et travailles à Saint-Denis, reconnais-tu ce sentiment d’appartenance ? La banlieue a-t-elle une influence sur les réflexions que tu mènes ? 

KS : NTM fut l’incarnation du Seine Saint-Denis Style dans les années 90, affirmant à travers le graffiti et la musique une identité banlieusarde. La dimension égocentrique de ces deux pratiques a conditionné le Seine Saint-Denis Style, exacerbant le sentiment d’appartenance à un lieu. J’habite à Saint-Denis depuis 3 ans. Depuis 3 ans, le nombre 93 se greffe sur chacun de mes graffitis. Il y a une part de jeu et d’ironie dans cet acte, mais j’ai bel et bien été ensorcelé.

Cet envoutement m’a ouvert les portes de l’exposition « 93 » en me confrontant à des problématiques nouvelles et inédites dans mon travail. Ce faisant, j’ai transposé ma pratique obsessionnelle du dessin à une œuvre plus sculpturale et de plus en plus référencée.

OR : On retrouve le motif de la matière qui tombe, de l’expression d’une gravité dans les personnages que tu dessines à l’encre, mais aussi dans les empreintes en latex que tu suspends. Peut-on parler d’une figure de la chute en train de se faire, au ralenti ?

KS : C’est un point de vue intéressant. Le cartooniste Ub Iwerks crée en 1928 un personnage, « Flip the Frog ». C’est à la période où j’ai découvert cette joyeuse grenouille que mon dessin s’est affirmé dans le style rebondi, fluide et ultra dynamique de ce dessinateur. La volonté de mouvement qui orchestre mes compositions provoque inéluctablement le sentiment de chute, de déséquilibre contrôlé. « Eloge de la déraison », que j’ai réalisé en lien avec la série de gravures « des disparates » de Goya, est un exemple saisissant du rapport de force dans mon dessin entre formes en tension et pesanteur généralisée. J’aime que les antagonismes s’affrontent dans mes œuvres. La magie opère quand au-delà de la lutte ils parviennent à fusionner.

Dans mon travail au latex, « La pierre cachée » et plus particulièrement « Christine » sont marquées par cette dimension de gravité que tu évoques. « Christine » fait référence au film éponyme de John Carpenter (tiré du roman de Stephen King), où une voiture prend le contrôle de son conducteur et tue par amour et jalousie toutes les personnes de son entourage. Emma Cozzani dans sa pertinente critique de « 93 » définit « Christine » par ces quelques mots : « Rouge sang comme un écorché, l’empreinte de la carcasse semble tomber en lambeaux, se déchirer pour ne plus ressembler qu’à une forme à mi-chemin entre celle de la voiture et celle d’une dépouille issue d’une planche anatomique. »

Le charme est rompu, Christine désincarnée. La chute est soulignée par l’accident et l’effondrement organique de l’œuvre.

OR : Comment vois-tu le lien entre ta pratique du graffiti et celle que tu opères par moulage ou empreinte ?

KS : Le lien se crée par l’aspect performatif de ces deux pratiques. Le graffiti a décomplexé mon rapport à la rue, ce qui me permet aujourd’hui de mener ce travail de moulage et d’empreinte dans la ville, en toute impunité.

OR : Tu racontes que le transfert avec le latex « nettoie » les objets que tu moules. Tu emportes ainsi avec cette technique une fine pellicule de matière de la ville. Cette micro vie influe l’œuvre, puisqu’elle joue avec sa conservation notamment. Penses-tu à l’instar du graffiti que l’œuvre est vouée à disparaitre, qu’elle est donc non pérenne ? 

KS : Effectivement, le retrait du latex entraîne un nettoyage partiel de l’objet/cible. D’ailleurs, pour faire face à l’inquiétude et parfois à l’hostilité des passants et autres agents de sécurité qui s’interrogent sur la finalité de mes interventions, j’ai créé la société TEXICO qui se spécialise dans le décrassage de la pierre dans l’espace public. TEXICO est le gage de ma bonne foi, une entreprise qui rassure.

La couche de sédiments imprimée sur la matière est le signe avant-coureur d’une œuvre en mutation. C’est le cas de « Catulliacus », empreinte d’une statue de Saint-Denis réalisée pour l’exposition S-S-D-S. Les résidus de crasse et de mousse emprisonnés dans le latex attribuent la dimension organique et évolutive de l’œuvre, tout en provoquant l’altération de son état dans le temps.

L’œuvre est-elle vouée à disparaître? A ce sujet, Marguerite Yourcenar déclare :

« Le jour où une statue est terminée, sa vie, en un sens, commence. La première étape est franchie, qui, par les soins du sculpteur, l’a menée du bloc à la forme humaine ; une seconde étape, au cours des siècles, à travers des alternatives d’adoration, d’admiration, d’amour, de mépris ou d’indifférence, par degrés successifs d’érosion et d’usure, le ramènera peu à peu à l’état de minéral informe auquel l’avait soustrait son sculpteur. »

Heureusement que je ne travaille pas avec de la pierre ! Mes sculptures sont flexibles et élastiques. Le caractère imputrescible du latex garantira leur pérennité.

OR : Comment vois-tu l’évolution de ta pratique artistique ?

KS : Je veux continuer de me mettre en danger face à des matières et des forces que je ne maîtrise pas.

OR : Considères-tu que ta pratique s’inscrive dans un nouvel esprit du vandalisme ?

KS : Quand je prends une empreinte sur une sculpture vieille de 1000 ans et que je lui arrache le nez, oui.

Fulcanelli*: Figure emblématique et mystérieuse de l’alchimie en France, entre la moitié du 19ème et du 20ème siècle.

anacyclique*: mot que l’on peut prononcer dans les deux sens, exemple: tracé-écart.

céphalophorique*: du grec képhalê (tête) et phorein (porter), est un épisode où un personnage décapité se relève et prend sa tête entre les mains avant de se mettre en marche.

www.kensortais.com

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