Le nouvel esprit du vandalisme N°7/Pauline Fargue

« De la ritournelle », une conversation avec Pauline Fargue et Laura Morsch-kihn

« Comment désormais habiter un paysage si le visible n’est que virtualité et que nos corps en sont inlassablement exclus ? Telle est la question qui hante mes installations (vidéo/son/sculpture/performance) où le spectateur fait l’expérience d’une immersion dans l’image. »

Laura : Ta pratique artistique convoque plusieurs média : sculpture, vidéo, performance et photographie. Tu dis souvent que tu agis contre la photographie alors que ce médium domine ton travail

Pauline : Effectivement on pourrait considérer mes installations vidéo, mes sculptures ou mes performances comme des tentatives d’échapper à la pauvreté de l’image photographique. Pourtant elle revient en permanence dans mon travail. Et il m’est toujours difficile d’expliquer ce paradoxe. Notre discussion d’aujourd’hui nous donnera peut-être des réponses. La photographie relève d’une aporie temporelle et spatiale. Du temps, elle ne garde que l’instant ; de l’espace, la surface. Lorsque je regarde une photographie c’est très douloureux pour moi. J’éprouve à chaque fois une sensation de manque car c’est une expérience tronquée du monde : un mensonge instantané et bidimensionnel. La durée, l’étendue et leur possible rencontre, bref, la vie n’y ont pas leur place.

Il manque tout à la photographie. Et pourtant certaines d’entre elles détiennent quelque chose d’un peu magique qui fait qu’on les regarde, les expose, les archive. Il y a des photographies qui transpirent un peu plus l’expérience du monde que d’autres. Ces photographies-là je vais les isoler et essayer de leur rendre durée et tridimensionnalité en les intégrant à des installations qui utilisent la vidéo, la sculpture et le corps. Ce sont des dispositifs construits autour de l’expérience du spectateur, de ses perceptions visuelles et sonores, de ses déplacements, de ses mécanismes cognitifs. Il s’agit d’entrer dans l’image ou du moins d’en donner l’illusion l’espace d’un instant.

Laura : L’action de rentrer dans l’image a-t-elle un rapport avec ta pratique du carnet où finalement le spectateur pénètre un univers qui rassemble images, écritures, dessins, collages ?

Pauline : Oui, si on peut rentrer dans les images des carnets c’est aussi parce que les images y sont pliées. Lorsque le carnet est fermé l’image ne se voit pas et lorsque tu le déplies il y a une nouvelle dimension. C’est bête mais le fait d’avoir une image pliée avec un angle mobile permet d’avoir deux lignes de fuite vers le pli de l’image et cela permet de rentrer dans quelque chose.

Laura : Ta conception de l’image par le pli est-elle de l’ordre de la sculpture ?

Pauline : Si la photographie ne devient pas sculpture, elle me semble trop pauvre, comme si je ne faisais pas confiance à l’image. C’est peut-être un tort car les images peuvent exister par elles-mêmes, mais moi je n’y arrive pas. Alors j’interviens dessus pour comprendre ce qu’elles ont à me dire, pour les déchiffrer, presque les réparer.

Laura : Donc il faut manipuler les images pour évincer ce sentiment de manque ?

Pauline : C’est terrible. C’est-à-dire qu’à la fois elles me fascinent, m’habitent et en même temps elles m’excluent, m’effrayent. C’est assez douloureux et inquiétant comme sensation car ces images deviennent des images mentales, des fantômes. Je suis donc obligée de leur donner corps pour qu’elles acquièrent une réalité tangible, échappent à ma ritournelle mentale, deviennent des « images nomades ». C’est Clément qui a parlé de cela et j’adore cette formule.

Laura : Ce côté fascination/répulsion, c’est un peu ce concept d’inquiétante étrangeté que développe Freud repris par les surréalistes qui correspond au retour du même, du semblable.

Pauline : Oui et cette sensation je ne l’ai qu’avec mes photographies. Moi j’ai l’impression qu’elles bougent.

Laura : Elles bougent peut-être parce que tu cherches à les faire revivre. Tu opères un recyclage permanent de tes images, elles se répètent sous différentes formes dans tes carnets ou encore dans tes accrochages. Mais ne serait-ce pas pour toi un moyen de refuser ce lien de la photographie avec la mort comme l’explique si bien Roland Barthes dans la Chambre Claire ?

Pauline : C’est « clair » ! Vraiment, quand je regarde mes photographies, surtout les portraits, je ne regarde pas une image mais quelqu’un. Et c’est d’autant plus fort lorsque la personne braque son regard sur l’objectif, lorsqu’elle me regarde elle aussi.

Laura : C’est peut-être lié au fait que tu photographies essentiellement des personnes que tu connais ?

Pauline : Oui, je photographie les gens que j’aime. Lorsque je te regarde, j’ai exactement la même sensation que lorsque je regarde cette photographie de toi réalisée l’été dernier où tu as le soleil dans les yeux. Il n’y a pas de différence. Et inversement, lorsque je regarde mes photographies, c’est Franck, Constance, Priscille, Bernard, mes enfants que je vois et non leurs images. Comme si l’image n’existait pas. Bien sur la volonté de garder quelque chose de l’éphémère est là,mais il n’y a pas que cela. C’est presque l’inverse même. C’est créer au contraire comme un fossé d’éternité. Par exemple, cet autre jour, Hélène était en face de moi, ici, assise sur ce canapé. Une lumière très belle est venue frapper la table et s’est reflétée sur son visage. Il ne s’agissait pas tant garder une trace de ce moment-là, mais plutôt de le faire exister pour de bon et pour l’autre. La question du beau est chez moi toujours liée à la relation, l’affection, le partage. J’ai photographié Hélène, cet autre jour, juste pour lui rendre cette beauté en train de se faire. J’ai envie de montrer à ceux que j’aime qu’ils sont beaux, c’est con (rires). C’est une intention très simple en fait.

Laura : Il me semble que c’est principalement par tes photographies que tu parles de ces personnes que tu aimes car dans tes autres travaux il n’y a quasi plus de représentations humaines.

Pauline : Effectivement, pour le moment mes installations construisent des environnements paradoxaux assez conceptuels où se croisent plein de problématiques : regarder, être debout, marcher, être dedans, dehors, appartenir ou non au monde. Quel monde ? En détournant l’image et en modifiant sa relation avec le corps du spectateur, j’interroge notre manière d’être là aujourd’hui.Et les images utilisées pour ces dispositifs sont des paysages inhabités pour ne pas dire inhabitables.

Laura : Elles parlent aussi d’un monde de solitude.

Pauline : Oui, c’est difficile de comprendre pourquoi il y a ces deux versants tellement antagonistes dans mon travail. D’un coté les carnets hyper spontanés, foisonnants, vivants, quasi communautaires. Et de l’autre côté, lorsque j’extrais une œuvre puisée dans cette matière première des carnets, que ce soit une installation vidéo, une sculpture ou une performance, c’est très solitaire, conceptuel et minimaliste.

Laura : Finalement ce paradoxe ne serait-il pas lié au fait qu’il y ait d’un côté une pratique quotidienne d’écriture et de photographie liée à une nécessité et sans intention artistique, et de l’autre une pratique purement artistique, conceptuelle, qui se manifesterait dans tes installations vidéos et sculpture ?

Pauline : Tu as raison, je ne parle plus du tout de la même chose. Par exemple il y a quelques années j’ai postulé au Fresnoy avec un projet d’installation dont le titre, issu d’un vers de Rimbaud, était «  voici venir le temps des assassins ». Cette installation impliquait tous mes amis. On faisait une expérience collective un peu trash. Nous étions enfermés dans une pièce carrée, tous installés le long des murs, pendant un temps indéterminé. Une caméra placée sur un rail balayait en permanence ce qui se jouait en chacun de nous pendant ce temps d’enfermement et d’immobilité. Le dispositif de monstration se situait dans le même espace. La caméra était troquée contre un vidéo projecteur qui était posé sur le même rail et qui balayait avec son faisceau de lumière les mêmes murs et nous montrait ce qui avait été et qui n’était plus.

Ici revient la question du fantôme. Là, pour le coup, je reprenais mon entourage mais pour nous mettre dans une expérience perturbante, gênante. Alors qu’avec la photographie ce sont des moments doux et agréables.

Laura : Il y a alors deux facettes, deux sujets dans ton travail ?

Pauline : Oui. Il y a la joie, la vie, et la douleur, la mort. Finalement ce sont les deux facettes du vivant.

Laura : Oui, et la mort chez toi n’est pas morbide me semble-t-il ?

Pauline : C’est vrai. Par exemple avec la sculpture « Etalon pour un habitacle ténébreux », la forme du cube fendu par la lumière concilie vie et mort. A la fois un tombeau ouvert et une pulsion lumineuse comme un cœur qui bat.

Laura : Une pulsion de vie ! …

Pauline : …., c’est du vivant à l’intérieur d’une enveloppe morte. La vie et la mort cohabitent ici de manière symbolique.

Laura : L’intérêt de ton travail est aussi ce rapport très décomplexé à la mort alors que l’on vit depuis la moitié du XX dans une société où la mort est exclue, où elle est devenue un tabou, G. Gorer parle de la mort comme d’une nouvelle pornographie. La mort n’est plus un sujet évident..

Pauline : …., alors qu’elle fait partie de la vie. Il y a aussi la question de la matière. Nous sommes une matière avec une durée déterminée et extrêmement courte au regard du vivant et de la planète. Lorsque j’imagine faire des sérigraphies sur des sculptures de béton, ce matériau de construction de notre temps qu’on croit éternel, je sais qu’elles subiront de lentes transformations et qu’elles nous survivront. C’est quelque chose qui m’intéresse de plus en plus.

Laura : Le béton est alors l’expression d’un désir d’exister au-delà de ta propre existence ?

Pauline : Je ne sais pas encore. Je désire que quelque chose perdure, c’est sûr, mais pas moi. Plutôt quelque chose de nous, de notre époque, de notre passage par ici. Et cela rejoint le fait que je réutilise en permanence les mêmes images qui reviennent sans cesse dans mes carnets. Les inscrire tout un d’un coup, non plus entre les pages, mais dans la nature sur une matière qui va dépasser notre propre durée est très important pour moi car c’est les situer encore d’avantage dans ce fossé d’éternité dont je parlais toute à l’heure. Cette étape est devenue une nécessité.

D’autant que ça va totalement à l’encontre de l’usage actuel de la photographie qui n’est pas faite pour durer et dont il ne restera plus de traces dans quelques décennies.

Dans ce projet de sculpture où je prends des libertés avec l’image et le médium, on passe de la photographie à la sérigraphie et du papier au béton. On a troqué l’instant contre l’éternité, la surface contre le volume. Et l’on rend tout cela à la nature, à son processus géologique de transformation et d’absorption.

Laura : Tu vas alors donner une autonomie à tes images ?

Pauline : Exactement. Ce projet me fait rêver et j’éprouve un soulagement à concevoir un objet qui va prendre sa place et continuer à évoluer bien après nous. Penser l’image et la forme pour dans 1000 ans, ça me soulage.

Laura : En fait si tu le pouvais tu serais une montagne ?

Pauline : Oui. (Rire) Ce processus est dans l’ordre des choses. Devenir sable, rocher, montagne c’est me réconcilier avec la vie et la mort. Mais il n’y a pas que des interrogations existentielles et intimes dans ce projet. Il questionne aussi le statut de l’image à l’heure du tout virtuel et surtout les enjeux du réchauffement climatique puisque les sculptures seront immergées en partie et soumises à une érosion accélérée.   

Laura : C’est aussi une réconciliation avec la nature que tu opères ?

Pauline : Oui. Depuis quelques années je ressens ce besoin de photographier les paysages naturels, ….

Laura : …., des paysages avec beaucoup d’eau

Pauline : …., en effet. C’est comme si je créais une image virtuelle de la planète à partir de photographies reflétant un monde rêvé dont est exclut la destruction de la nature par l’homme. Je reviens à cette histoire d’images mentales. Lorsque je fais des images, je m’empresse de les sortir de l’écran pour qu’elles commencent vite à me construire un monde. J’ai un environnement réel comme tout un chacun, je vis à Paris dans la pollution, etc…

Mais par contre je me débrouille pour me construire une autre réalité, un monde parfait à mes yeux. Par exemple dans mon installation aux Rencontres de la Photographie d’Arles cet été, tu ne vois que des paysages magnifiques, voire parfaits. C’est un peu totalitaire.

Laura : Oui c’est magnifique et parfait et en même temps inquiétant,…

Pauline : …, cela rejoint l’idée d’une image un peu trop parfaite et donc un peu fausse. Ca me fait penser à « L’invention de Morel » de Bioy Casares. C’est l’histoire d’un mec qui arrive sur une île très belle où il y a une maison avec des invités. Au bout de plusieurs jours il se rend compte que les scènes auxquelles il assiste sont toujours les mêmes. En fait c’est une seule et même journée en boucle qui se répète à l’infini. Les personnages qui sont là ne sont pas réels, ce sont des projections inatteignables.

Mon monde, j’ai l’impression qu’il est parfois un peu comme ça. De la réalité je créais un monde fictionnel qui tourne un peu en boucle, qui s’enroule sur lui-même. Les mêmes images reviennent tout comme les personnes. Et moi je circule entre ma vie réelle, mes enfants, mes amies et ma vie intérieure via les carnets où je me balade vraiment.

Laura : C’est une balade entamée il y a déjà 15 ans ?

Pauline : J’ai réalisé il y a peu de temps que lorsque j’étudiais la philosophie je tenais des carnets où je synthétisais mes recherches et où s’infiltraient déjà des notes de choses annexes, impressions, numéros de téléphone, dessins. A coté de ça je faisais des photographies argentiques que je tirais pour en faire des collages que j’envoyais par la poste aux amis. Il y avait aussi déjà une manipulation de l’image destinée à l’autre, un début d’expérience collective des images dans le temps. J’envoyais ces lettres tout le temps. Pierre Henri pour mon anniversaire a réalisé une chose très belle : il a photocopié tous les collages, une vingtaine de pages, que je lui envoyé pendant ces années-là.

Donc on a d’un côté les cahiers de notes de philo et de l’autre les images collées envoyées par la poste qui donc se dispersent et voyagent. Et lorsque j’arrive à l’école d’Arles, là je réduis la dimension des carnets et commence à coller les images, d’habitude envoyées aux copains, entre les pages. C’est aussi pour cela que je fais lire aussi facilement mes carnets.

Laura : Oui, car à l’origine il y a cette idée de correspondance.

Pauline : L’idée de correspondance est très juste. Cela me gêne beaucoup lorsqu’on parle de journal intime.

Laura : Parler de journaux intimes pour tes carnets n’est pas juste car dès le départ tu les rends publics, …

Pauline : …, ce sont des carnets de correspondances, j’aime cette idée. Il y a peu de temps que j’ai fait le lien entre les lettres que j’envoyais plus jeune et les carnets actuels. Leur vocation première n’est pas d’assouvir un besoin d’introspection intime. Chaque double page a un destinataire. Je m’y adresse toujours à quelqu’un comme lorsque tu envoies une carte postale. Chaque double page est une lettre.

Laura : C’est l’idée du partage et de l’interaction.

Pauline : Oui, le carnet est un moyen d’interaction.

Laura : Réaliser ces doubles pages, c’est un exercice quotidien ?

Pauline : Ca dépend des moments. Il y a des périodes où je remplie les pages quotidiennement et des périodes sans écritures. Parfois je n’aime pas trop ce qui se passe dans le carnet, je ne trouve pas cela très beau.

Laura : Alors tu déchires la page ?

Pauline : Une page moche, ça me bloque. Je ne la déchire pas mais je colle quelque chose de plus. Je repasse dessus car tant que la page ne me plaît pas, je ne parviens pas à avancer. C’est très dur et je ne me sens pas bien. Ca peut me gâcher la vie car mes carnets c’est ma vie.

Pauline, me montre sa page : « Sérieusement je ne comprends pas trop ce qui se joue là dedans. Ca me dépasse complètement. Je ne comprends pas pourquoi je dois consigner, coller, agencer, réaliser des pages belles.

Laura : C’est sans doute lié au fait que ces pages sont destinées à autrui ?

Pauline : C’est juste. Le carnet qui devait être la clef de voûte de l’exposition des Rencontres d’Arles cet été et que j’ai fait spécialement pour Fannie Escoulen, la commissaire d’exposition, est peut-être l’un des plus beaux carnets que j’ai réalisé car la question du don y était vraiment explicite. Chaque double page était un cadeau.  

Ce n’est pas par volonté que je réalise ces carnets depuis une quinzaine d’années puisque je ne suis pas vraiment disciplinée.

C’est plutôt un genre de tempérament. 

 

 

Biographie : Pauline Fargue, plasticienne, bascule dans l’image en 1999 lorsqu’elle rencontre Chris Marker qui l’encourage à poursuivre sa pratique photographique naissante. Après un DEA de philosophie esthétique, effectué parallèlement à un poste dans l’industrie automobile, elle intègre une école de photographie. Si le monde contemporain n’est plus qu’image, c’est dans l’image qu’il faut entrer – quête périlleuse qu’elle conçoit comme un détournement de la photographie devenue matière. Elle a exposé son travail à la fondation Vincent Van Gogh d’Arles en 2010, à la galerie du jour agnès b et à Paris Photo en 2012, au BAL à Paris et à l’Inter Gallery à Pékin en 2013, au Foto Museo Cuatro Caminos à Mexico en 2014 et au Centro Cultural Ignacio Ramírez à San Miguel de Allende en 2015. A l’été 2015, elle participe à l’exposition Field Effects sous le commissariat de Laura Morsch-Kihn. Dans le cadre des Rencontres de la photographie d’Arles elle est sélectionné pour présenter  l’exposition du projet  » Nul jour  » sous le commissariat de Fannie Escoulen et deveint la lauréate du Prix découverte des Rencontres photographiques d’Arles 2015.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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